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MIna : Les électeurs américains sont ils plus sensibles au sujet de l’immigration dans les États frontaliers du Mexique, comme l’Arizona, que dans le reste du pays ? a-t-on des donnés la dessus ?
Fanny Lauby : Le public américain est sensible à la question de l’immigration surtout quand les candidats mettent en avant ce problème. Après les campagnes de Donald Trump en 2016 et en 2024, les électeurs américains ont plus facilement tendance à dire que l’immigration est un problème important – alors qu’en 2008, par exemple, les sujets-clés étaient plutôt le système de santé ou l’économie. Il y a des sondages disponibles pour chaque Etat qui mettent en valeur les différentes priorités des électeurs.
Ceux qui vivent près de la frontière ont plutôt tendance à s’inquiéter au sujet de la sécurité nationale. Cependant, d’autres Etats qui sont plus éloignés de la frontière (mais où de nombreux immigrés vivent, comme l’Illinois ou le New Jersey), s’intéressent également à la question de l’immigration mais suivant un angle différent – comme le manque de visas de travail.
Kevin : Le programme de Kamala Harris sur l’immigration diffère-t-il beaucoup de celui mené par Biden pendant son mandat ? Quelle position adopte-t-elle par rapport à son bilan de vice-présidente ?
Le programme de Harris poursuit largement ce que Biden a fait pendant les derniers mois de son mandat – notamment sur le durcissement à la frontière et la recherche d’un compromis avec le Parti républicain. Ses promesses de campagne reprennent largement les éléments du projet de loi introduit l’hiver dernier au Congrès, qui comprend notamment la possibilité de fermer la frontière si le nombre de contacts quotidiens dépasse 2 500 par jour sur une semaine, par exemple. Elle compte aussi demander au Congrès des fonds supplémentaires pour embaucher des agents à la frontière.
Son travail en tant que vice-présidente dépend des dossiers que le président a bien voulu lui accorder. Sur le sujet de l’immigration, elle était chargée de négocier des accords avec les pays d’Amérique centrale qui envoient des immigrés, et de trouver des fonds privés pour les soutenir financièrement. Cependant, cela n’a aucun effet sur d’autres pays comme le Venezuela ou Haïti, d’où viennent une grande partie des demandeurs d’asile actuels.
T : J’ai du mal à comprendre comment des personnes issues de l’immigration plus ou moins récemment en arrivent à vouloir sécuriser les frontières et limiter cette immigration ?
Tous les immigrés n’ont pas la même expérience aux Etats-Unis. Certains sont issus d’une immigration qui date de plusieurs générations, à une époque où les règles d’entrée aux Etats-Unis étaient beaucoup moins restrictives. C’est ce qui en amène beaucoup à dire : « Mes (grands-) parents ont suivi les règles, pourquoi est-ce que les nouveaux arrivants ne font pas la même chose ? » C’est souvent le cas de descendants d’immigrés d’origine italienne ou irlandaise par exemple.
D’autres groupes, bien que plus récents, sont également issus d’une immigration qui a été traitée différemment par la loi américaine. C’est le cas de l’immigration cubaine, qui a été systématiquement favorisée dans les années 1960 après l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir. C’est aussi le cas de nombreuses personnes d’origine portoricaine – qui sont citoyens américains de droit.
La société américaine est de plus très stratifiée en fonction de questions raciales et ethniques, et les groupes qui font face à des discriminations cherchent également à trouver leur place au sein de cette société en mettant une certaine distance entre eux-mêmes et les nouveaux immigrés.
The Wall : Beaucoup de choses ont été dites sur le fameux mur de Donald Trump à la frontière mexicaine. Dans la réalité, combien de kilomètres ont été construits, est-ce que cela a été utile, et l’administration Biden a-t-elle poursuivi « l’ouvrage » ?
Donald Trump avait promis de construire un mur et de le faire payer par le Mexique – une promesse complètement irréaliste. La construction du mur a démarré il y a plusieurs décennies, et s’est accélérée pendant les années 1990 lorsque l’immigration est devenue un sujet de sécurité nationale et non plus seulement lié au marché du travail. Pendant le mandat de Trump, seules quelques dizaines de kilomètres de mur supplémentaires ont été construites (la frontière fait au total plus de 3 000 kilomètres). La majorité du budget consacré au mur a servi à réparer des barrières qui existaient déjà.
Il est important de noter que le sujet du mur, et de son financement, a causé de nombreux conflits au sein du gouvernement et du Parti républicains. Fin 2018, le gouvernement avait dû « fermer » (shutdown) lorsque le Congrès, alors largement dominé par les républicains, n’avait pas réussi à se mettre d’accord sur le financement du mur. La Chambre des représentants avait adopté un projet de loi qui accordait plusieurs milliards à Donald Trump pour le mur, mais le Sénat, plus modéré, avait refusé. Ce fut le shutdown le plus long de l’histoire du pays, presque trente-cinq jours.
Sylvain : Vous dites que l’immigration illégale a atteint des sommets pendant le mandat de Biden, a-t-on des éléments de comparaison chiffrés ?
Il y a aujourd’hui environ 11 millions d’immigrés en situation irrégulière aux Etats-Unis. C’est moins qu’en 2007, avant la crise financière, lorsque 12 millions d’immigrés irréguliers étaient présents. Environ un quart de ces immigrés ont un statut protégé : demandeurs d’asile (900 000), « Deferred Action for Childhood Arrivals » pour ceux qui sont arrivés lorsqu’ils étaient enfants (600 000), « Temporary Protected Status » pour ceux qui fuient une situation dangereuse selon le gouvernement fédéral (650 000), demandeurs de visas T et U pour les victimes de crimes et de trafic (300 000).
Lorsque Joe Biden est arrivé au pouvoir, la pandémie avait permis au gouvernement fédéral d’invoquer l’article 42 de la Constitution, qui permet au gouvernement de fermer la frontière lors d’une crise sanitaire. C’est pour cela qu’à la fin du mandat de Trump et au début du mandat de Biden, les entrées et le nombre de demandeurs d’asile étaient en forte baisse. Au printemps 2023, l’administration a dû lever ces restrictions (car on ne peut pas dire que la pandémie est terminée et maintenir les restrictions migratoires). De nombreux demandeurs d’asile ont alors pu arriver aux Etats-Unis en provenance de pays comme Haïti, le Nicaragua ou le Venezuela. En décembre 2023, plus de 250 000 personnes se sont présentées à la frontière, à comparer à une moyenne de 60 000 personnes au début des années 2010. En juin 2024, Biden a mis en place de nouvelles restrictions, et les chiffres depuis cet été sont descendus à moins de 100 000 personnes par mois.
Coline : comment expliquez-vous que des discours de plus en plus ouvertement racistes, faux, et dangereux (sur les immigrants qui mangeraient des chiens, les us poubelle du monde, les appels à des déportations etc.) se soient imposés dans le débat américain ? Ne sont-ils pas punis ?
Le discours sur l’immigration a changé et s’est durci depuis plusieurs décennies. Déjà, dans les années 1980 et 1990, on notait que les débats sur l’immigration parlaient régulièrement de « vague », d’invasion, et se focalisaient sur la criminalisation de l’immigration. C’est pourquoi le discours qu’on entend aujourd’hui est faux et dangereux, mais pas surprenant vu la tendance qui le précède.
Ce type de discours a plusieurs causes. D’une part, les immigrés qui arrivent aux Etats-Unis (de manière légale ou non) sont différents des immigrés qui sont arrivés au début du XXe siècle. Aujourd’hui, les immigrés viennent principalement d’Asie et d’Amérique latine – des groupes qui sont régulièrement visés par les attaques racistes. S’ajoute à cela une polarisation croissante du pays et de ses partis politiques. Alors que dans les années 1980 les deux partis travaillaient ensemble volontairement sur les questions d’immigration (c’est Reagan qui a signé la loi de 1986 qui a permis à 3 millions d’immigrés en situation irrégulière de devenir citoyens américains), les deux partis s’opposent maintenant farouchement sur la question de l’immigration.
Enfin, il faut aussi dire que les médias hésitent à recadrer les candidats qui utilisent ce type de discours. La confiance du public envers les médias a largement baissé, et toute tentative de recadrage est souvent vue comme un soutien implicite aux démocrates.
Olive : Pouvez-vous préciser ce que prévoit exactement le projet de « mass deportation » sur lequel Trump fait campagne ? En cas de victoire, aurait-il la possibilité de le mettre à exécution ?
Donald Trump prévoit d’expulser la majorité des immigrés en situation irrégulière – c’est-à-dire à peu près 11 millions de personnes. Cela représenterait non seulement un coût phénoménal au gouvernement américain, mais porterait aussi un coup fatal à l’économie américaine.
Comme comparaison, le gouvernement fédéral peut actuellement arrêter et maintenir en détention 40 000 personnes. Il faudrait que le Congrès accorde à Trump des dizaines de milliards de dollars pour embaucher des agents à la frontière et construire des prisons – et il ne semble pas probable que le Congrès, même si les républicains l’emportent, accepte de voter un tel budget. Pour rappel, lorsque Trump voulait 5 milliards pour construire un mur en 2018, les républicains n’ont pas pu adopter leur budget, et le gouvernement a fermé pendant trente-cinq jours.
L’économie américaine dépend également des travailleurs immigrés, y compris ceux en situation irrégulière, qui représentent une part importante des actifs dans les milieux de la construction, du service à la personne, et de la préparation alimentaire.
Maxime : Pourquoi l’immigration est-il un thème de campagne majeur lors de ces élections ? Ce thème a-t-il plus de poids dans certains États que d’autres ?
Il est difficile de distinguer ce qui tient de l’opinion publique propre (ce à quoi les électeurs s’intéressent), ce qui provient des éclats de Donald Trump (par exemple sur le sujet des immigrés haïtiens dans l’Ohio) et ce qui vient des choix des médias quant à la couverture médiatique de la campagne.
Le public américain s’intéresse à l’immigration et il est clair que le pays a besoin d’une réforme majeure. Le temps d’attente pour un visa familial peut être de plus d’une décennie, et les employeurs américains ont des difficultés à trouver des travailleurs qualifiés.
Cependant, ce thème a plus de poids que d’autres sujets importants (la dette étudiante, les armes à feu ou le manque d’investissements dans les infrastructures par exemple) parce que les candidats ont choisi de le mettre en valeur et que les médias vont largement dans le sens des candidats. Je pense notamment à l’interview de Kamala Harris sur CBS le 7 octobre, pendant laquelle on lui a demandé de commenter la « vague » d’immigration pendant son mandat de vice-présidente. Dans ce cadre, le choix du sujet, comme de la manière dont il a été abordé, a été fait par les journalistes de CBS – ni par le public, ni par la candidate.
Noah : Pourquoi l’immigration est-elle considérée comme le talon d’Achille de Kamala Harris ?
Kamala Harris est jugée responsable des changements dans les flux migratoires de ces dernières années par les électeurs républicains. Depuis le milieu des années 2010, les demandes d’asile sont faites par des familles (et non pas des individus) qui viennent de pays comme le Venezuela, l’Amérique centrale, et Haïti. Cela impose davantage de coûts pour le gouvernement fédéral. La pandémie joue aussi un rôle important, car, pendant presque trois ans, les flux migratoires ont été fortement réduits puis ont repris considérablement.
Du côté démocrate, les électeurs sont déçus par la ligne stricte choisie par la candidate et son soutien au projet de loi introduit cet hiver, qui permet de fermer la frontière dans certaines circonstances, et ne propose plus d’accès à une carte verte pour certains jeunes en situation irrégulière. Kamala Harris doit non seulement maintenir la coalition démocrate, qui compte normalement sur les organisations pro-immigration, mais attirer également les indépendants et les républicains modérés, qui préfèrent souvent une attitude plus stricte envers l’immigration.
Math : Quelle relation entretient aujourd’hui la population avec le mythe fondateur des États-Unis ? Celui-ci a-t-il fait son temps ou reste-t-il encore évoqué régulièrement
Le mot-clé ici est bien « mythe » fondateur. Le public américain a bien une idée du fait que les Etats-Unis sont un pays d’immigration, mais peu connaissent vraiment la manière dont la loi a évolué depuis le XVIIIe siècle. C’est pourquoi on entend souvent ceux qui s’opposent à l’immigration actuelle dire : « Mes ancêtres ont bien suivi la loi, alors pourquoi est-ce que les nouveaux arrivants ne le feraient pas ? »
En réponse à cela, il faut noter qu’il n’y a pas « une » règle à suivre pour les candidats actuels à l’immigration, mais des dizaines, qui varient selon l’origine nationale. Et il est important de comprendre que pendant les cent premières années de leur existence les Etats-Unis n’avaient tout simplement pas de loi fédérale restreignant l’arrivée des immigrés. La Patrouille des frontières (Border Patrol), par exemple, ne date que de 1924.
Le manque d’éducation à propos de l’histoire de l’immigration aux Etats-Unis est volontaire, et participe au mythe fondateur du pays promu par les élus conservateurs. Même lorsque certaines écoles et Etats tentent de promouvoir une histoire plus complète, notamment la conquête du Sud-Ouest et l’héritage mexicain d’une partie du pays, de nombreux élus décrivent ces efforts comme antipatriotiques.
Le Monde
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